Le vent est tombé durant la nuit… le moteur ronronne alors que nous approchons de la pointe nord de l’île de Luzon, la plus grande des Philippines. Nous en sommes encore à plus de 3o milles (55km). La mer est calme, les toutes premières lueurs de l’aube sont tout juste visibles quand Sylvie, qui est de quart, donne l’alerte :
-« Y’a des taches noires sur l’eau juste devant… ! »
Vite les jumelles… 5 à 6 formes sombres se devinent à 500 mètres devant… Un filet dérivant ? Un de ces FADS, « fish aggregating devices », ces minuscules îlots artificiels sensés attirer les poissons et qu’on peut rencontrer au large des côtes philippines ?
Prudemment on met au point mort alors qu’on s’approche en se demandant comment contourner l’obstacle sans se prendre l’hélice dans un bout dérivant… On n’est plus qu’à quelques dizaines de mètres quand soudain tout s’anime. Des lampes s’allument, des moteurs pétaradants démarrent et nous voilà d’un seul coup entouré de plusieurs pirogues à balancier, ces fameuses « bangkas » omniprésentes aux Philippines. Celles-ci sont toutes petites, 4 mètres de long et 3 mètres de larges et sur chacune se dresse soudain un homme qui fait de grands gestes. Ils semblent aussi surpris que nous. Et comme nous nous sommes presque arrêtés, les voilà qui montrent tous la même direction en criant : « Manilla… Manilla » comme pour nous montrer le chemin. On crie « Yes, yes » et on remet en route au plus vite…
Mais que font-ils là ? Des pêcheurs ? Mais alors pourquoi ont-ils attendu le dernier moment pour se signaler ? Et que font-ils si loin des côtes, à 5 ou 6 bangkas ensemble ?
Ou alors des smugglers, des contrebandiers ? Attendant une livraison ? Nous ont-ils pris pour le bateau ravitailleur ? Ou espéraient-ils qu’on passe juste à côté sans les voir ? A défaut de leur avoir posé la question, on restera avec nos fantasmes… tout en soulignant aussi que cette région nord-ouest des Philippines est connue pour sa contrebande avec la Chine et Taïwan.
Encore une rencontre de plus durant cette traversée entre Taïwan et les Philippines. Car en mer de Chine, la solitude… ça n’existe pas !
Nous étions partis deux jours auparavant, sous une pluie battante, ne voulant pas manquer une fenêtre météo annonçant enfin un vent raisonnable (20-25 nœuds de NE) après une semaine de mousson à décorner les bœufs.
Et très vite nous nous étions retrouvés sur l’une des routes maritimes les plus fréquentées de la planète. Tout le trafic venant d’Europe vers la Chine, la Corée ou le Japon, via l’océan Indien et le détroit de Malacca, passe par là. Sur l’écran de l’ordinateur de bord les « cibles » AIS se multiplient. (AIS, Automatic Indentification System qui fournit, via un transpondeur, le nom, le cap, la vitesse et le type des grands navires). Tankers, cargos vraquiers, méthaniers, porte-conteneurs… les chiffres sont impressionnants : entre 250 et 350 mètres de long, nombreux avec des tirant d’eau de 18 à 20 mètres. Ceux-là on les voit, au moins électroniquement…et de loin. Mais comme notre route est parallèle, ou juste contraire à la leur, encore faut-il qu’eux nous voient. Alors dès qu’ils sont à moins de 15 minutes et que nos trajectoires se rencontrent, nous les appelons par leur nom à la radio VHF.
Et tous répondent presque immédiatement. Dans une zone aussi fréquentée pas de place pour les histoires de comptoir qui font état de cargo sans personne à la passerelle. A chaque fois la conversation est réduite au minimum :
–Heng Long, Heng Long, Heng Long… for sailing vessel Chamade…
-Vessel calling Heng Long… go ahead on 69 (changement de canal pour quitter le canal de veille et de détresse)
(Sur le canal 69) –Heng Long, good evening, this is the sailing vessel Chamade, we are just 4 milles on your way… do you see me ?
… (plus ou moins long silence… l’homme de quart scrute sur son radar…)
-Oh yes… I see you, very small echo… what you intention ?
–Heng Long, for sailing vessel Chamade, could we pass port to port ( or starboard to starboard)
-Ok Chamade, we pass port to port… good night, back to the sixteen (le canal 16)
Ainsi nous allons nous croiser en laissant l’autre à bâbord (gauche) dans cet exemple et sur l’écran de l’ordinateur on peut déjà voir le cargo infléchir sa route pour nous éviter. Il est vrai que selon la réglementation internationale nous sommes « privilégiés ». Non pas prioritaire mais « privilégié ». La barque à rame est privilégiée par rapport au voilier qui est lui privilégié sur le cargo à moteur. En gros, le plus manœuvrant se déroute du moins manœuvrant, l’éléphant évite le moustique ! Et ça marche… On est loin encore une fois des légendes de comptoir faisant état de cargo jouant à la loi du plus fort (ou du plus gros).
Mais il y a d’autres rencontres plus périlleuses, comme celle de la première nuit en quittant Taïwan. Sous la pluie battante une forte lueur droit devant. La visibilité est mauvaise mais c’est assurément un bateau de pêche. Il semble immobile, il doit être entrain de relever ses filets. Et dans ce cas là le pêcheur est aveuglé par ses propres lumières et totalement non manœuvrant. C’est à nous de nous détourner. Mais comme on est sous génois tangonné (les voiles en ciseaux) on hésite un peu à se lancer dans la manœuvre… quand soudain, alors que la visibilité s’améliore, on se rend compte qu’on est tout près et qu’on fonce droit dessus ! On rentre alors le génois en catastrophe, on débranche le pilote automatique et on vire… on est à peine à 100 mètres… on voit les hommes affairés sur le pont… eux ne nous ont pas vu bien sûr… A trop procrastiner, on a frisé la catastrophe !
Et puis il y a le choc frontal… celui qu’on ne peut éviter !
En pleine nuit, Sylvie reçoit en pleine figure un poisson volant ! Voulant éviter la gueule de son prédateur, il y bien failli finir dans celle de la « first mate » qui conserve en souvenir une volée d’écailles colées sur sa joue. Magnanime, elle le remet à l’eau !
Mais n’allez pas croire que tout n’est que stress et bouffées d’angoisse.
Car une fois passées les premières heures sous la pluie battante, le reste des ces deux étapes de 48 heures (Taïwan-Nord de Luzon puis Luzon-Mindoro) ont bénéficié d’excellentes conditions. Ciels magnifiques, nuits étoilées, mer peu agitée, manœuvres réduites au minimum. Même pas un grain pour nous inquiéter…
Non juste une belle et longue glissade vers Puerto Galera, entrecoupées de rencontres avec quelques pêcheurs sur leur « bangka ».
Et même le dernier bord un peu rugueux dans le goulet entre Luzon et Mindoro (au près serré par 20-25 nœuds !) ne fut qu’un épisode ludique sur la route des vacances.