Gjoa. C’était le nom du bateau avec lequel Road Amundsen a franchi pour la première fois le passage du Nord-Ouest. Et c’est ainsi qu’a été baptisé le lieu où il a hiverné, en 1903 et 1904, auprès des nomades Inuits : une baie bien protégée de tous les vents dans laquelle nous jetons l’ancre un peu à tâtons, à l’aube blafarde d’une courte nuit polaire. Nous nous frottons les yeux. Sommes-nous vraiment à Gjoa Haven ou dans une banlieue d’Afrique du Nord ?
Derrière la plage où dorment quelques petits bateaux, posées sur le sable, des maisons préfabriquées détachent leur silhouette dans le ciel maussade. Pas une lumière. Pas un bruit. Sauf l’aboiement lugubre des chiens. Comme chaque matin, sur le coup de dix heures, c’est le moteur d’un quad qui vrombit le réveil de la bourgade (1200 habitants). Les deux supermarchés ouvrent leur porte, une heure après les administrations. Ca bouge un peu sur le pas encombré des portes qui, pour la plupart ,restent closes.
Des camions citernes vont et viennent sur les pistes ensablées. Des pick-up aussi. De jeunes femmes encapuchonnées s’aventurent dehors, le petit dernier dans le dos et le reste de la marmaille à la main. Souvent ce ne sont encore que des gamines, car on se marie tôt chez les Inuits vers 14 et 16 ans.
« A Gjoa, la journée commence tard », explique Bruno, le Suisse du coin, qui travaille pour une entreprise de construction. Les gens que nous croisons sont souriants. On nous salue aimablement. On nous demande dans un parfait anglais, d’où nous venons. On s’arrête pour faire un brin de causette. Mais ce semblant d’animation ne dure pas longtemps. A midi pile, c’est le couvre feu : « lunch time ». Tout s’arrête, séance tenante. La jeune fonctionnaire qui recueille des informations sur les bateaux de passage, pose son crayon en plein interrogatoire et nous laisse devant le guichet, comme deux ronds de flanc, pour sauter derrière la conductrice du quad qui va la ramener à la maison. Gjoa Haven redevient le village aux sables dormants. Silence, on mange. Non plus du phoque, du caribou ou du poisson fraichement pêché. Mais les chips et les hamburgers ou toutes ces denrées trop salées ou sucrées qui arrivent par avion, avec des légumes et des fruits trop chers pour la santé. « L’alimentation. C’est aujourd’hui le problème no 1 de la communauté », souligne Catherine, une jeune infirmière venue du nord de l’Ontario pour « aider la communauté ». Le gouvernement canadien, la rétribue grassement pour cet apostolat qui, par ailleurs, la satisfait pleinement. Parce que les autochtones sont ouverts et accueillants et qu’elle peut leur être utile. Catherine n’ose pas trop le dire, mais en dépit du fait que Gjoa Haven est une « dry community », c’est-à-dire sans alcool, la communauté n’est pas exempte de souleries ni des violences qui les accompagnent. « On trouve toujours moyen de détourner la loi. Ici, comme ailleurs. Sauf qu’ici, l’isolement, le manque de distractions, l’acculturation constituent une véritable incitation à l’abus d’alcool. C’est pourquoi la communauté a bien fait de voter la prohibition », conclut Catherine. Même si, elle le sait, plus rien ne peut enrayer le mal-être des Inuits, spoliés de leur espace vital et, pour les plus jeunes, déconnectés de leur culture. En fin d’après midi, le bus scolaire crache des grappes de gamins au « carrefour » des pistes.
Devant le super marché, le parking de quads affiche complet. A l’hôtel Inns Amundsen, les travailleurs « Blancs » dînent. Entre les maisons, on voit passer dans tous les sens des familles entières agrippées à leur drôle de machines. Les enfants jouent dans la poussière. Gjoa Haven s’éveille . Dans le bruit et la stupeur.