Dire que cette visite au musée de Chiran nous a plongés dans un abîme de réflexion est peu dire.
Officiellement le musée se veut « objectif » en présentant les faits et les témoignages, se veut aussi un lieu de mémoire et d’hommage à tous ces jeunes qui ont sacrifié leur vie et enfin un appel à la paix, lui qui s’intitule « Chiran Peace Museum »
D’abord les faits :
-Dès l’accueil le contexte historique est rappelé : le fait que l’ensemble du Pacifique est dominé à l’époque par les puissances coloniales (USA, GB, Pays-Bas et France) et que le Japon se sentant menacé économiquement décide de créer son empire colonial. L’attaque japonaise sur Pearl Harbor est mentionnée, la rapide conquête des Philippines, de l’Indonésie, de la Birmanie… puis suite à la défaite de la bataille de Midway, le fait que le Japon se retrouve très vite dans un état d’infériorité numérique et matérielle, et qu’il doit dès lors mener une guerre défensive. Et que tout va se jouer dans la terrible bataille d’Okinawa, ultime rempart pour empêcher que l’ennemi ne pose pied sur le sol sacré du Japon. C’est donc une bataille pour sauver la patrie.
La tactique militaire ensuite :
-Rationnellement la tactique des Tokkô peut s’expliquer. Il s’agit d’infliger le maximum de pertes à l’ennemi avec le minimum de morts japonais. Un Tokkô peut faire autant de dégâts qu’un cuirassé entier, sans mettre en péril un aussi gros navire et ses milliers d’hommes d’équipage. La tactique du Tokkô provoque aussi un effet psychologique massif sur l’ennemi. Et ce n’est pas du terrorisme puisque les objectifs sont purement militaires. D’ailleurs suite à l’attaque de Pearl Harbor, les Américains mèneront aussi une opération quasi suicide : la fameuse escadrille du commandant Doolittle qui décolla d’un porte-avion au large de Tokyo pour aller bombarder la capitale impériale, mais sans possibilité de retour (manque de carburant). Les pilotes devaient tenter de rejoindre la Chine pour s’y poser en catastrophe. Il s’agissait de frapper un grand coup psychologique (les effets réels du bombardement étant quasi inexistants) dans une opération où les pilotes, « volontaires », savaient qu’ils n’avaient que très peu de chance d’en revenir. 3 sont ainsi morts en « héros », sacrifiant leur vie pour défendre la patrie, 8 furent faits prisonniers dont 4 mourront en captivité et les 16 avions furent détruits.
Au-delà de la question d’un « volontariat » tout relatif (c.f les kimikazes de Chiran I), c’est bien toute cette notion de patriotisme qui pose problème, tant elle est glorifiée par la très efficace muséographie, au milieu des reliques d’avions « Zéro » et des lettres d’adieu des jeunes kamikazes. Peut-on reprocher à ces pilotes Tokkô d’avoir cru au moins défendre l’honneur de leur famille et sans doute leur patrie ?
Donc… pour paraphraser Boris Vian, « y’a quelque chose qui cloche là-dedans… »
En terme de « pour quoi ?» force est d’admettre que les jeunes pilotes japonais, comme les jeunes pilotes américains, ont eu une efficacité plus psychologique que militaire (un seul porte-avions US coulé et 60 cargos pour plus de 1000 attaques suicide) et qu’ils sont avant tout morts pour une opération de propagande. Mais pourquoi l’une est acceptable et l’autre moins ?
La réponse apparaît en une seule petite phrase à la fin du film projeté au musée. « Il faut bannir à jamais la tactique militaire du Tokkô, qui, en choisissant l’attaque suicide, renie la valeur sacrée de la vie humaine »
Une phrase, que seule une écoute attentive permet d’attraper au vol… Les jeunes japonais la retiendront-ils ? C’est l’une des questions.
Reste le « pourquoi ? ». Nous l’évoquerons quelques minutes plus tard, avec Fukushima. Un homme d’une soixantaine d’année, qui nous aborde alors que nous contemplons la carcasse d’un des chasseurs japonais exposé au musée. « D’où venez-vous ? » nous demande-t-il. « De Suisse ». « Oh… un pays pacifique… ! » Fukushima est là avec son père qu’il pousse dans une chaise roulante. « Il a 93 ans, il était instructeur pilote… il a perdu beaucoup de ses amis dans les opérations Tokkô… et chaque année début mai, il veut revenir ici, pour se recueillir» Et quand il me demande ce que je pense de tout cela, et que je lui fais part de mon espoir que les Japonais puissent dépasser les faits et le simple message de paix, pour se demander surtout « pourquoi ? » tout cela est arrivé, il me répond :
« Vous avez raison. POURQUOI ? C’est justement la question que ma génération n’a pas su se poser suffisamment »
Les jeunes en seront-ils capables dans ces relents de nationalisme qui réapparaissent (et pas seulement au Japon) ?
En quittant, mal à l’aise, ce Chiran Peace Museum, Boris Vian me trottait dans la tête… « Monsieur le Président, je vous écris une lettre… que vous lirez peut-être… si vous avez le temps… »
Nb : Les photos étant interdites au Chiran Peace Museum, les illustrations de cet article proviennent de la brochure d’information distribuée aux visiteurs.