CHILOE autour du monde : 1982-1987… Deux départs pour un grand tour
Naufrage en plein désert
Un liseré blanc d’écume qui surgit soudain du brouillard… le bateau qui part dans un grand surf… et un choc terrifiant à l’arrivée… l’aventure commencée il y a trois mois s’achève en quelques secondes… nous venons de franchir la barre de rouleaux… nous voilà en pleine nuit noire, couchés au milieu des déferlantes. Nous sommes le 6 novembre 1982.
Au lever du jour, alors que le soleil dissipe le brouillard, il faut nous rendre à l’évidence: Derrière: la mer, et devant: des dunes à pertes de vue. Nous sommes échoués en plein Sahara. Il nous faudra rejoindre à pied Nouhadibou, dont heureusement nous n’étions qu’à trois heures de marche. Il nous faudra aussi un mois de palabre pour tenter de trouver une solution, de sauver ce qui peut l’être, et surtout pour obtenir une déclaration d’un agent d’assurance. Il est vrai qu’OSSONA est échoué sur le territoire du front Polisario, et que la guerre est encore latente à la frontière mauritanienne. Mais voilà que le 29 novembre, en traversant le souk, j’aperçois soudain un bout du tableau arrière du bateau.
Le nom est encore visible. Le choc est violent, mais les faits sont là: Une tonne d’aluminium sur la plage n’y reste pas longtemps.. le bateau a été entièrement pillé et découpé; il y a de quoi faire quelques belles casseroles.
Plainte est déposée, le souk est fouillé par la police et le lendemain matin le spectacle est surréaliste. OSSONA est là, devant le poste, en forme de puzzle. Il n’y a pas un morceau de plus d’un mètre cinquante.
Une semaine plus tard nous débarquons à Genève, avec soixante kilos de bagages, mais aussi un certificat d’assurance (nous ne sommes pas Suisses pour rien!) et tout est déjà clair dans notre tête: l’été suivant nous repartirons, riche d’une belle expérience, mais en ayant pris une sacrée leçon: les mers lointaines, cela demande de l’expérience, de l’humilité aussi. « Douter…toujours douter »: telle sera notre devise.
Quand CHILOE se prend pour une pirogue
L’alarme du sondeur qui retentit, la dérive qui touche et CHILOE qui s’arrête pratiquement net… Pour la « je-ne-sais-combien-tième » fois nous venons de heurter un de ces bancs de sables aux abords presque verticaux, si caractéristiques du Maroni.
Deux ans ont passé depuis le naufrage mauritanien, et c’est donc à bord d’un OVNI 28 que nous avons rallié la Guyane, après un détour en Afrique et au Brésil. Cela fait 2 jours maintenant que nous remontons le fleuve, que nous nous enfonçons dans la jungle amazonienne, serpentant à l’aveuglette parmi les roches qui se devinent grâce aux remous, et parmi les bancs de sable bien plus traîtres. A tel point que nous utilisons la dérive comme frein, pour éviter de rester bloqués trop profondément dans le sable. Et nous finissons par rejoindre Apatou, petit village indien au pied du premier grand rapide du Maroni. Là dériveur ou pas, la suite est impossible sans une vraie pirogue. Un voilier, à Apatou, on n’a jamais vu, inutile de dire que nous faisons sensation. Sur sa terrasse, face au Surinam, Pierre, le gendarme français reconnaît qu’il ne s’attendait pas à pareille visite.
Il est vrai que pour une fois, nous bénéficions vraiment du choix de notre Ovni. La remontée des rivières, c’est vraiment le paradis du dériveur. Pour le reste, à part les facilités d’échouage pour le carénage, il ne faut pas se leurrer. Le « beaching », le nez sur la plage comme dans les publicités, on ne le pratique guère sous les tropiques. Les moustiques surtout, et la curiosité des habitants, parfois, obligent à rester plus au large. Autre avantage évident, la stabilité de route au portant. Je garde le souvenir de ces surfs incroyables à près de 10 nœuds dans l’alizé musclé des côtes brésiliennes, plein vent arrière, génois tangonné et sous régulateur d’allure. Et si durant quatre ans nous avons pris l’habitude d’être appelés les « P’tits suisses » au mouillage, en mer nous tenions largement les mêmes moyennes quotidiennes que nos grands frères en acier de dix ou douze mètres. « P’tits suisses » ok!, mais sur un sacré grand « p’tit bateau ».
Naissance et cyclone en Australie
Des coups frappés contre la coque: « Marc, réveille-toi… il y a une alerte cyclone »! Il ne manquait plus que ça au registre des émotions, la nuit dernière n’en a pas manqué: depuis 2 heures du matin, ce 24 avril 1986, CHILOE compte un moussaillon de plus sur sa liste d’équipage. Bienvenue à Stéphane. Mais il faudra que je me contente d’une brève visite à la maternité ce matin, avant de lever l’ancre et de m’enfoncer dans la mangrove qui borde la rivière de Cairns, la « capitale » de la Grande Barrière de Corail. Le cyclone est annoncé à 300 milles au nord-est, avec des vents de 150 nœuds et il fonce désormais sur la ville. Je resterai trois jours dans un trou d’eau au milieu des palétuviers, avant que finalement l’ouragan se détourne et passe à 150 kilomètres au nord, nous gratifiant « seulement » d’un très gros coup de vent. Six semaines plus tard, nous levons l’ancre, cap sur le détroit de Torres et Darwin, tout en naviguant à l’intérieur de la barrière de corail. Une bonne manière de s’habituer à notre nouvel équipier. Car malgré sa taille, bonjour les bagages.. et le moins qu’on puisse dire.. c’est que ça change la donne!
Quand fin août nous quitterons Darwin pour l’océan Indien, nous savons que le prochain super-marché est à Djibouti! Nous partons donc avec 6 mois d’autonomie. Il faut faire entrer un mètre-cube de « Pampers » à bord, 350 petits pots de nourriture pour bébé, 3 variétés de lait, une trousse médicale adaptée, une poussette et surtout des jerrycans supplémentaires d’eau douce. Désormais notre autonomie en eau sera notre principal souci. Le « budget » pour l’océan Indien est basé sur une consommation totale de 8 litres d’eau douce par jour. 8 litres pour la boisson, la cuisine, le rinçage de Stéphane après le bain d’eau de mer, et le rinçage de la lessive. C’est fou ce qu’un bébé peut vomir à cet âge! Mais c’est aussi le début d’une fantastique et nouvelle aventure, celle de parents du grand large! Du bonheur, du bonheur, beaucoup de bonheur. Mais ça se mérite et s’occuper d’un moussaillon dans l’alizé musclé de l’océan Indien, c’est parfois sport.
Une piscine de 2 kilomètres de diamètre
Une eau à 28 degrés, des cocotiers surplombant paresseusement le lagon, l’alizé pour se rafraîchir, le turquoise de la mer, le vert de la cocoteraie, le blanc du sable: peut-on rêver d’une plus belle piscine pour Stéphane? Elle ne fait que 2 kilomètres de diamètre: l’ancre vient de tomber dans le lagon des Chagos, au milieu de l’océan Indien. La dernière nuit, nous l’avons passée à la cape, à une quinzaine de milles de la passe. Depuis une certaine aventure mauritanienne, les approches se font prudemment et les points étoiles sont longuement critiqués. Mais la récompense est belle, et avec Suvarov en plein Pacifique, l’archipel des Chagos nous offre notre deuxième escale de Robinson. Ces escales dans une île déserte font partie des fantasmes des globe-flotteurs. Elles sont part entière de la magie du voyage. Solitude, espace, calme et souvent aussi, rencontres d’un voilier de passage. Ah, les « autres », ces honorables confrères! Ces rencontres sont l’une des spécificités de ce type de voyage. Elles sont souvent brèves, ce qui les rend d’autant plus intenses.
Il y a également ceux avec qui on fait un bout de chemin. Les amitiés sont fortes, les querelles aussi, parfois, au sein de cette petite société. Mais on ne garde en tête que les premières. Ceux de NUAGE, d’ALGORITHME, d’EV, de GALOPIN et de tant d’autres… S’ils lisent ces lignes, ils se remémoreront. Reste que l’essence même du voyage, c’est la rencontre à terre. Que ce soit celle de Gérard Depardieu dans le désert, en plein tournage de « Fort Saganne » ou celle de Toto, le pêcheur de Manihi, en passant par Georges, l’ami d’Ourong sous l’arbre à palabres en Casamance… Sans citer tous les autres, tous ceux qui nous auront permis de confronter les cultures, les opinions, les modes de vie et de quitter ainsi nos certitudes d’Européens.
De Bab-el-Mandeb à Bakshich-Canal
Un grondement, un torrent d’eau qui déferle dans le cockpit, décidément l’entrée en mer Rouge est chahutée. CHILOE file à 6 nœuds à sec de toile. La mer est très forte, très courte surtout et les déferlantes se succèdent. C’est la deuxième fois que cela nous arrive. La première c’était dans l’océan Indien 2 jours après avoir quitté l’île de Coco’s Keeling. « Mais est-ce que ce n’est pas dangereux de faire le tour du monde sur petit bateau? » Cette question revient à chaque escale, et la réponse est toujours la même: dans les alizés, pas de problème. Il ne s’agit pas d’une question de danger mais de confort. Et c’est vrai que parfois nous avons rêvé d’avoir 2 ou 3 mètres de plus. De posséder un moteur plus puissant aussi, comme ce matin, peu après Bab-El-Mandeb, alors que nous souhaitons jeter l’ancre derrière les îles Hanish. Le vent qui tombe des reliefs montagneux est incroyablement violent et notre pauvre Renault RC8D, un 6 chevaux en fait, est incapable de nous faire remonter les 150 mètres qui nous manquent. Pas question non plus de risquer de déchirer notre grand-voile. Nous poursuivons directement sur Port Soudan. Pour cette remontée de la mer Rouge, Christiane et Stéphane ont quitté provisoirement le bord et ré embarqueront à Rhodes. C’est un vieux copain, Pierre, qui a pris le relais. Des centaines de milles au près, sous les embruns ou enfermés dans la chaleur torride de la cabine ne sont pas un programme idéal pour un nourrisson.
Désormais le fusil est à portée de main dans le carré. Ah le fusil… en voilà un débat. Et 17 ans après, je ne suis toujours pas persuadé qu’il était indispensable. Piètre auto-protection à coup sûr, et surtout source d’ennuis sans fin avec les autorités. Les trois dernières années il passera les temps d’escale dans une cachette bien secrète, dont évidemment je ne révélerai rien, même aujourd’hui. Mais c’est sans doute vrai aussi, que dans certains mouillages perdus de la mer Rouge, où seul un boutre de pêcheurs nous tenait compagnie, ce sacré fusil nous a sans doute bien rassurés. A tort? Fin mars, fatigué des palabres et jérémiades de Bakshich-Canal, nous quittons Port-Saïd pour Rhodes, ça commence sérieusement à sentir l’écurie.
Partir, c’est aussi revenir
7 janvier 1990, il y a 100’000 personnes sur la quais d’Auckland pour nous accueillir. La foule, le délire, l’émotion. « Nous », ce sont les 15 équipiers de MERIT, la maxi de Pierre Fehlmann, engagé dans le Whitbread 1989-1990. Et parmi ces quinze, je porte sur mon dos le ciré jaune et blanc, je viens de terminer la troisième étape comme équipier et comme journaliste de la Radio Suisse Romande.
Journaliste, une nouvelle forme d’aventure terrestre, fruit d’une longue réflexion sur le chemin du retour. Car si, dans un tour du monde à la voile, jusqu’en Australie on part, depuis l’Australie, on rentre! Et cela change nettement la perspective, même si ce retour va durer dix-huit mois. Soudain on se remet à rêver du boulot. A s’interroger aussi longuement sur la suite. Avec une évidence qui s’inscrit dans ma tête: il faudra faire autre chose, changer de métier, « repartir » autrement dans la vie. Ce sera donc, à 35 ans, le concours de journalisme, l’engagement à la Radio Suisse Romande, la création de plusieurs émissions politiques, des grands reportages notamment en Bosnie ou au Kosovo.
Une aventure d’un tout autre type, un espace de création, de responsabilités aussi en rejoignant la Rédaction en chef depuis 4 ans. De son côté, Christiane a choisi de reprendre sa profession d’orthophoniste et de continuer de se consacrer à tous ces enfants qui sont sa passion. Et si aujourd’hui nos chemins se sont séparés, nous avons chacun à notre manière essayé de faire fructifier la récolte de cette aventure, en tentant de transmettre à nos deux enfants, Stéphane et Marine (née juste après notre retour) le goût de la découverte.
Fiche technique
CHILOE
Ovni 28 construit chez Alubat en 1979 (numéro 7 de la série) acheté d’occasion à Lorient à Noël 1982.
Architecte: Philippe Briand
Dériveur intégral en aluminium
Longueur: 8m65
Largeur: 3m
Tirant d’eau: 0,5m / 1,8m
Déplacement lège: 3 tonnes
Surface de voilure: 44,5 mètres carrés
Équipement: Loch, sondeur, régulateur d’allure Navik, sextant, radio-amateur dès les Antilles
Parcours
1er voyage sur OSSONA, Ovni 31: St Mandrier, Gibraltar, Madère, Canaries et Mauritanie. Départ en août 82, naufrage le 6 novembre 82.
2ème voyage sur CHILOE: Départ le 20 juillet 1983 de Lorient, La Corogne, Portugal, Madère, Canaries, Mauritanie, Casamance, (84) Salvador de Bahia, Recife, Fortalezza, Cayenne, Maroni, Antilles (85), Roques, Panama, Galapagos, Marquises, Tuamotu, Tahiti, Suvarov, Tonga, Fiji, Nouvelle Calédonie, (86) Australie, Bundaberg, Cairns, Torres, Darwin, Christmas, Cocos, Chagos, Maldives, Aden, Djibouti, (87)Port Soudan, Canal de Suez, Turquie, Grèce, Sicile et St Raphaël, le 22 septembre 87.
Et alors ?
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Bien : petit bateau, petits problèmes, petit budget mais suffisant pour faire le tour sans chercher du travail. Le choix du dériveur, l’équipement simple, le régulateur d’allure, la radio-amateur.
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Moins bien: un petit bateau, un manque de place, d’autonomie en eau, en fuel et en électricité. Rêve: un voilier de 11-12 mètres, beaucoup d’autonomie, un GPS, une bonne isolation, des rêves de glace.
Cinq conseils aux honorables successeurs
1. Partir vite, le plus vite possible. Combien de projets perdus, évaporés dans de trop longues années d’attente.
2. « Un petit bateau tient vaut mieux qu’un grand tu l’auras ». Ne pas mettre tout le budget dans l’acquisition du bateau. Le « petit boulot » en route n’est pas une sinécure.
3. Un équipement simple, le moins possible d’équipements dévoreurs d’énergie. Mais un bilan énergétique bien calculé pour profiter de son voyage et non pas de son moteur.
4. Un bon moteur, fiable. Même pour les mordus de voile. C’est une question de sécurité, cela permet aussi d’explorer les coins et recoins.
5. Un but, un objectif à atteindre, qui motive l’équipage et lui évite ainsi de transformer la coque en jardin d’anatife